Décroissance et transition en montagne : Interview de Mikaël Chambru
Beaucoup de réflexions et questionnements se font entendre sur l’avenir des montagnes, tandis que la décroissance fait de plus en plus parler d’elle dans le débat public. Cependant, peu de travaux ont tenté d’articuler les deux : quid de la décroissance appliquée aux régions de montagne ? Est-ce que cela a du sens ? À quoi cela ressemblerait-il ? Pour nous aider dans cette quête, nous sommes allés poser quelques questions au chercheur Mikaël Chambru, spécialiste des enjeux de transition en montagne.
Une interview réalisée par les Passeurs Loïc Giaccone et Florian Palluel, dans le cadre de la Newsletter Les Passeurs n°5 (s'abonner ici).
Les Passeurs : Hello Mikaël, peux-tu te présenter, et nous dire sur quoi portent tes recherches ?
Mikaël Chambru : Je suis maître de conférences en sciences sociales à l’Université Grenoble Alpes et coordinateur scientifique du Laboratoire d’excellence Innovations et transitions territoriales en montagne (Labex ITTEM). Avec une centaine de collègues, nous analysons depuis plus de dix ans les « capacités transitionnelles » des territoires de montagne : le passage d’innovations sociales à des transformations structurelles à même de répondre aux enjeux de soutenabilité face aux bouleversements globaux. Dans cette équipe, je m’intéresse aux conflictualités autour des « transitions » et aux enjeux socio-politiques qu’elles soulèvent, autour des thématiques du tourisme, de l’énergie, des mobilités, de l’eau, etc. J’interroge notamment le déploiement dans les territoires de montagne de l’injonction croisée à la transition et au consensus ainsi que les logiques de participation et de communication qui les accompagnent pour faire face aux conflits et aux controverses. Ces dernières années, j’ai principalement travaillé dans le Queyras, mais aussi dans les Aravis et en Maurienne.
Pour toi, ça voudrait dire quoi, la décroissance en montagne ?
Parler de décroissance en montagne, c’est poser la question de la réinvention d’un modèle socio-économique capable de fonctionner en consommant moins de ressources vis-à-vis des écosystèmes, tout en permettant à celles et ceux qui le souhaitent d’habiter en montagne, d’y vivre et d’y travailler toute l’année. Ce défi est immense car l’envisager concrètement appelle une bifurcation à 360 degrés par rapport au modèle existant, façonné par plusieurs décennies de politiques publiques de la montagne. Parler de décroissance, c’est donc s’intéresser à la colonne vertébrale de l’économie montagnarde et ses effets socio-environnementaux : le tourisme, un tourisme structuré par une culture numéraire et aménagiste. Dans cette perspective, ce qui est en jeu, c’est un changement d’imaginaire et un changement de paradigme. Comme le propose Philippe Bourdeau, il s’agit, d’une part, d’inventer un nouveau modèle de développement territorial sortant du mythe de « la station qui sauve la montagne », et, d’autre part, de passer d’un régime d’attractivité à un régime d’habitabilité.
En quoi consiste ce changement de régime ?
Ce n’est pas arrêter du jour au lendemain le tourisme et désamanénager la montagne de la même façon qu’elle a été aménagé. Ce n’est donc pas fermer et démonter immédiatement toutes les stations de ski alpin : cela n’aurait aucun sens de saboter des outils qui fonctionnent encore et qui peuvent encore fonctionner à plus ou moins long terme. C’est, par contre, comme c’est désormais le cas à Bourg-Saint-Maurice / Les Arcs dans la vallée de la Tarentaise, commencer par mettre en place un moratoire sur toute nouvelle construction en montagne pour stopper l’artificialisation et le renforcement d’un modèle condamné par le changement climatique. C’est donc ne plus investir des sommes considérables pour installer de nouvelles remontées mécaniques plus haut en altitude, pour étendre et relier les domaines skiables dans une course effrénée à être « le plus grande domaine du monde », pour augmenter l’enneigement artificiel des pistes dans un contexte de raréfaction de la ressource en eau, etc. Passer d’un régime d’attractivité à un régime d’habitabilité, c’est donc faire le choix politique à l’échelle d’un territoire de traiter prioritairement les problématiques sociales associées au quotidien des habitants (l’accès au logement à l’année par exemple), ce qui implique de facto de travailler conjointement sur la régulation de la fréquentation touristique qui en est la cause.
La décroissance impose donc de repenser en profondeur la logique touristique telle qu'on la connaît. À quoi cela pourrait-il ressembler ?
Il faut « désinventer le tourisme » tel qu’il existe aujourd’hui en montagne, avec deux objectifs principaux : le sortir d’une logique de fréquentation numéraire et réduire sa pression sur le territoire. Autrement dit, il ne s’agit pas d’arrêter le tourisme, mais de le « remettre à sa juste place », c'est-à-dire qu’il (re)devienne la résultante d’un territoire vivant et habité plutôt qu’une fin en soi du développement en montagne. L’exemple du Queyras dans les Hautes-Alpes est très intéressant à cet égard. Par rapport à d’autres territoires, le poids de la bi-saisonnalité touristique est relativement équilibré en termes de fréquentation et, pourtant, l’activité de ski alpin continue d’occuper une place hégémonique et structurante dans le modèle économique. Aucune activité de diversification touristique disponible à ce jour n’offre un modèle économique comparable aux sports d’hiver, tandis que les activités agricoles sont économiquement viables uniquement grâce au flux touristique. L’essentiel des retombées économiques de la vallée repose en effet sur l’activité touristique, grâce aux emplois directs (accueil et encadrement, gestion des équipements, hébergement et restauration) et indirects (commerce, agriculture et artisanat). L’enjeu est donc de composer avec cette donnée touristique pour ouvrir des espaces permettant à d’autres activités de s’implanter et de se développer pour parvenir à un rééquilibrage entre économie résidentielle et économie touristique. Il faut donc aussi sortir d’un schéma de pensée manichéen, posant comme seules trajectoires possibles le « tout-tourisme » ou le « tout-sauf-le-tourisme ».
Mikaël, à la recherche de la décroissance
Alors, comment y va-t-on ?
Cela implique de « réorienter les territoires », c’est-à-dire remettre en cause les organisations qui les structurent jusqu’alors. Pour cela, il faut favoriser une culture commune et cela passe par la création de dynamiques conflictuelles intégratrices plutôt que par le déploiement de stratégie de communication visant à résorber ou invisibiliser ces conflictualités dans le but de d’imposer des choix politiques. Cela implique de créer à l’échelle de territoires pertinents (un massif, une vallée, un bassin versant, etc.) des espaces et un partage de temps pour construire les désaccords, puis identifier à partir de ceux-ci les points d’accords, se fixer des objectifs, déployer des stratégies pour y répondre et mettre des moyens financiers nécessaires pour y parvenir. Cela devrait être l’un des objectifs prioritaires des collectivités locales de mettre en place ces lieux de débats, ou, à défaut, par les habitants eux-mêmes. En leur sein, les chercheurs en sciences sociales peuvent apporter un regard extérieur, donner des éléments de mises en perspective à partir des connaissances scientifiques établies, tenir un « discours de vérité » sur ce que l’on sait ou non quitte à déplaire à tout le monde, sur ce qui relève des croyances, des utopies, des idéologies…
Un exemple ?
Le choix qui s’offre à nous ne réside pas dans le fait ou non de faire cette bifurcation, mais de comment nous choisissons que cette bifurcation se déroule : sera-t-elle l’occasion de mieux partager ou d’augmenter les inégalités sociales ; sera-t-elle subie, anticipée ou improvisée ? Contrairement aux idées reçues, plus cette bifurcation sera anticipée et préparée en amont, moins elle sera radicale et violente à vivre pour tous les habitants des territoires de montagne, quelles que soient leurs activités socio-économiques aujourd’hui. Il faut donc y aller sans attendre : accepter de ne pas être d’accord, s’affronter et exprimer ses désaccords, ne pas avoir peur des conflits mais au contraire s’en saisir comme une façon d’innover. C’est à partir de ceux-ci que va pouvoir s’imaginer le modèle de demain sur chaque territoire, car personne aujourd’hui, que l’on soit pour ou contre, pro ou anti, n’a de solutions viables. Tout est à inventer car il n’existe aujourd’hui pas de plan B à appliquer et à dupliquer de façon uniforme dans tous les massifs. Les réalités des montagnes des Bauges ne sont pas celles de la Haute-Maurienne ou de l’Ubaye. Pendant ce temps, les bouleversements socio-environnementaux engendrés par le changement climatique ne nous attendent pas, d’autant plus que nous avons déjà pris beaucoup de retard.
- Quelles sont les difficultés pour y arriver ?
La principale difficulté est que les scénarios et projets potentiels de transition sont dépendants de choix politiques passés qui structurent le territoire sur le temps long. Le tourisme est en effet aujourd’hui fondé sur une obsession quantitative rendue indispensable par l'amortissement d’aménagements structurants, massivement soutenus par les subventions publiques. L’un des enjeux principaux pour les années à venir réside donc dans les finalités allouées à celles-ci : continueront-elles à soutenir la composante attractionniste et aménagiste du tourisme ou seront-elles réorientées pour soutenir l’attractivité résidentielle et ses formes touristiques associées ? Autrement dit, la finalité redeviendrait l'enjeu principal et pionnier du tourisme en montagne : garantir l’attractivité résidentielle et contribuer prioritairement au régime d'habitabilité.
Enfin, comment on donne envie ?
C’est une occasion inédite de reconsidérer collectivement le sens de ce qu’est la montagne et ce que signifie « habiter la montagne », bref, son devenir. Nous y avons consacrés un film, « Transition. Un raid anthropologique dans le Queyras », avec mon collègue géographe et guide de haute-montagne Yann Borgnet, qui sort sur les écrans cet automne. Dans ce film, nous interrogeons les liens tissés entre l’agriculture, activité économique pionnière, et le tourisme, outsider devenu rapidement hégémonique. En rencontrant ses habitants pour discuter de leur art de vivre, de leurs doutes et de leurs rêves, nous montrons que cette relation est complexe et tumultueuse, entre concurrence et complémentarité, tout en étant plus que jamais d’actualité. Dans cette haute vallée alpine, des initiatives fourmillent pour remettre les lits froids sur le marché et travailler sur le taux de remplissage des lits chauds par des initiatives qui tendent à allonger les saisons dans le sens d'un accueil touristique réciproquement qualitatif.